En Irlande, la witch house se mélange avec le rap
Leo Troy rencontre les représentants d'un pan occulte du rap irlandais, qui rappe sur des productions de witch house et se trimballe une imagerie inspirée par le patrimoine celtique.
Pour ce nouveau numéro hors-série de WAF-WAF, un bon chien-chien (moi) est allé déterrer un article sur le blog i’ll do it tommorow, où Leo Troy, journaliste et commentateur éclairé de scènes artistiques de niche, partage ses trouvailles. Dans l’article du jour, il braque son projecteur sur un écosystème irlandais en train de quitter les tréfonds de Soundcloud pour s’installer dans les salles de concerts de Dublin dédiées au rap underground. Ces rappeurs et producteurs se sont engouffrés dans une brèche encore peu exploitée : la witch house.
La witch house Irlandaise au clair de lune
Article de Leo Troy, publié sur son blog i’ll do it tommorrow le 19 avril 2025. Vous pouvez consulter l’article original ici.
Récemment, je faisais défiler mon feed TikTok (sans grand enthousiasme) lorsque je suis tombé sur l’affiche d’un concert à Dublin, présenté comme « le tout premier événement en Irlande consacré au rap underground, à l’hyper-pop et à la witch house ». C’est vraiment réjouissant de voir un effort aussi cohérent pour mettre en lumière la scène underground irlandaise, un peu comme ces anciens concerts du Novagang (collectif rap-hyperpop qui sévit depuis la fin des années 2010 sur Soundcloud) sur lesquels je lorgnais avec une intense jalousie depuis mon statut de non-New-Yorkais.
Ce soir-là à Dublin, six artistes se produisaient (dont un groupe de trois), et j’en connaissais déjà quelques-uns (comme beddyminaj et Desires, par exemple). Ce qui est encore mieux, c’est que j’en découvrais aussi plein d’autres. Mais un détail a attiré mon attention. Un concert avec du rap underground ? Bien sûr. De l’hyper-pop ? Douteux en 2025, mais pourquoi pas. Mais de la witch house ? Quoi ?
Peut-être que j’étais dans une grotte, mais cette nouvelle vague witch house m’a totalement échappé. Pourtant, une fois qu’on y prête l’oreille, on l’entend partout. La witch house est un genre lié à la scène indietronica du début des années 2010, né des patterns de batterie du rap de Memphis, de synthés lourds, de basses épaisses, le tout accompagné d’une esthétique inspirée de l’occultisme et de l’étrange en général. SPLITTER, Omen, Yung Tor, Sleep 16 et Rot Heavn jouent tous de la witch house à ce concert — un nombre considérable de protagonistes pour un petit pays comme l’Irlande.
Le son a tellement évolué ces dernières années que le style originel de groupes comme Salem ou Crystal Castles paraît aujourd’hui désuet. J’utilise ici “witch house” comme un terme large, capable de capturer l’expérimentation de cette génération avec le rap, le métal, et plus encore. En discutant avec certains artistes de la scène, ils m’ont dit préférer être qualifiés d’« inspirés par » la witch house plutôt que d’être enfermés dans un seul genre. Mais qu’est-ce qui explique ce renouveau de la witch house en Irlande ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ?
Je l’avoue, la question du « pourquoi maintenant ? » est un peu malhonnête. Ces artistes font de la musique depuis des années, et tout autre genre que la witch house ne refléterait pas leur identité profonde. « Je crois que la première fois qu’on m’a traité d’emo, j’avais dix ans », m’a confié SPLITTER. Sa musique est un concentré de paranoïa horrorcore. Des beats claustrophobes emplissent les écouteurs pendant qu’il parle de « silhouettes aperçues du coin de l’œil » et de recherches Google pour savoir comment nettoyer du sang sur ses bottes. Entouré de cousins et de tantes fans de films d’horreur et de métal, il a été naturellement attiré par la musique qu’il crée aujourd’hui : « Peu importe l’art que j’aurais pratiqué, il aurait forcément eu un côté sombre. Si ce n’était pas la musique que je fais, ça aurait été de l’écriture horrifique ou des visuels pour des groupes de death metal », explique-t-il.
Sleep 16 se souvient de sa première rencontre avec Yung Tor et Rot Heavn : « Ils formaient déjà un groupe, et un jour, j’ai vu un grand gars avec un jean True Religion et des piercings là où je bosse. J’ai sympathisé avec Tor à partir de là, et on a commencé à bosser ensemble. » C’est un récit à la limite du mythe et sa description de Yung Tor donne l’impression qu’il parle d’une créature surnaturelle sortie d’une forêt enchantée (ce qui colle bien à un genre aussi mystique). Il a toujours voulu faire partie d’un groupe : « J’ai essayé d’y faire entrer mes potes [mais] ils ne s’y sont jamais mis » — et c’est à travers la witch house qu’il a trouvé sa tribu. Quand je lui ai demandé ce que ça faisait de rencontrer des gens qui aiment ce style de musique, il m’a répondu : « C’était assez dingue, parce qu’on vient vraiment du trou du cul du monde, et sans vouloir paraître incroyablement prétentieux, c’était trop bien de rencontrer des gens avec du goût. » Désormais, avec ses nouveaux complices, ils peuvent faire ensemble tous les morceaux aux synthés saturés et aux basses sales, sans oublier les samples malins de Gucci Mane, sous le nom de Abhartach.
Consommer cette scène depuis un téléphone n’est pas la meilleure façon de s’y immerger. J’avoue, au début, j’étais inquiet que cette montée de la witch house ne soit qu’un effet de mode, avalé par les algorithmes et les recoins obscurs de la technologie. Mais entendre ces histoires donne un visage aux comptes SoundCloud, inscrit la scène dans la sphère musicale irlandaise, et nourrit sa longévité. En discutant avec Omen, l’organisateur principal de l’événement, il a évoqué le phonk, un genre qui a longtemps cartonné dans les montages TikTok stylés avant de retomber. Il pense qu’une présence réelle, physique, est nécessaire pour ancrer l’underground. Ainsi, dit-il, les artistes n’ont plus besoin de regarder vers le Royaume-Uni ou les États-Unis pour innover : les stars seront ici.
Grâce à ce concert, la witch house n’aura pas besoin de suivre le chemin du phonk, en s’adaptant aux sensibilités en ligne ; il pourra continuer à évoluer et à capter le public avec le temps. (Soit dit en passant, Kieran Press-Reynolds a écrit un excellent article le mois dernier sur la dénaturation du phonk – espérons qu’il ne soit pas prophétique.) SPLITTER rejoint Omen dans l’idée de sortir l’underground d’internet : « Le réseautage en personne, c’est super important aussi ! » À l’approche du concert, il ne craint pas la réception d’un phénomène principalement en ligne : « Ce sera une super ambiance de jouer en live pour des gens qui aiment vraiment ce que tu fais. Aucun repost de morceau ni commentaire sur les réseaux sociaux n’égale ça. » Quant à Sleep 16, il est « nerveux à mort » et a « une grosse trouille de jouer devant un public mort. »
Esthétiquement, la witch house irlandaise s’inspire beaucoup d’images celtiques, d’églises abandonnées et de forêts menaçantes. C’est précisément ce côté sombre de l’Irlande que Sleep 16 cherche à exploiter. « C’est bien plus représentatif de l’Irlande dans laquelle on vit, surtout ici, dans les coins paumés » (les « coins paumés », c’est Carlow). « J’ai des églises et des croix celtiques tatouées sur moi, c’est quelque chose qui me parle profondément », dit-il. « L’ancienne Irlande païenne est vraiment sous-côtée. » « Je pense que ces dernières années, il y a eu un vrai regain d’intérêt chez les jeunes pour l’histoire, le folklore, la musique et la langue irlandaise, et c’est vraiment agréable à voir », ajoute SPLITTER. « Personnellement, je suis très fier d’être Irlandais. Ce n’est pas un pays parfait [et] aucun ne l’est, mais c’est chez moi. »
Omen, lui, puise son inspiration dans la randonnée. Il conçoit ses morceaux de manière visuelle, souvent en réalisant un moodboard et en s’imprégnant de l’ambiance du Wicklow. Son travail est souvent conceptuel, créant un univers en trois minutes. « Tout est politique », me dit-il, et il cherche à le refléter dans son œuvre. En écoutant American Tradition de Nicole Dollanganger, il a eu cette pensée : en ces temps troublés, avec la montée de l’extrême droite, à quoi ressemblerait une nouvelle tradition américaine ? Il commence le morceau avec le bruit d’un pick-up, suivi du bourdonnement de la guitare de Dollanganger, échantillonné, évoquant les paysages désolés du Far West américain, et termine avec une citation du Gummo (1997) d’Harmony Korine : « Life is beautiful. Really, it is. Full of beauty and illusions. » Être Irlandais offre naturellement une autre conscience du monde. « L’identité et la culture irlandaises ont été confrontées à des défis et à de l’oppression tout au long de l’histoire », réfléchit SPLITTER. « Je pense que notre identité est assez forte pour transparaître dans tout ce qu’on fait, sauf si on essaie activement de la fuir. »
L’un des objectifs principaux de Catacombs est de mettre en avant les talents hors de Dublin. Le fossé culturel entre Dublin et le reste de l’Irlande semble aujourd’hui immense, et il n’est pas étonnant que de nombreux artistes de la witch house s’inspirent désormais de leur enfance rurale plutôt que de tenter de séduire un public dublinois. Omen m’explique qu’il veut créer une alternative au parcours traditionnel des musiciens irlandais, car il est devenu trop courant qu’un artiste se fasse un nom à Dublin avant de partir pour Londres. Il souhaite un écosystème florissant pour le rap underground, où les artistes peuvent s’épanouir sans se soucier de leurs origines. Des artistes de Cork, Waterford et d’ailleurs participent, et si l’on jette un œil à leurs stories Instagram avant le concert, on les voit tous raconter leur trajet vers la capitale en train.
Le lendemain, je regarde des extraits du concert : la foule saute dans tous les sens, les fumigènes fusent, et je comprends que c’était une soirée décisive pour la musique irlandaise. Pour beaucoup, c’était leur première performance, mais ils ont assuré. Omen a clôturé la soirée avec un DJ set comprenant 2hollis, Snow Strippers et un mashup coquin de DJ Ess et Babytron. À propos de la soirée, il résume : « Super public, et les performances étaient bonnes aussi. Je vais clairement en organiser une autre. » Il espère emmener Catacombs partout en Irlande, et son rêve le plus fou serait d’avoir un chapiteau à Electric Picnic pour y accueillir le meilleur de l’underground. Mais même avec un seul concert, le message est clair : l’underground irlandais est ici, et la witch house est venue prendre un bain de lumière au clair de lune.